
Warren DANIEL
Comprendre la prolifération massive des sargasses en 2025 : dynamiques climatiques, océanographiques et structurels
21/07/2025
Depuis 2011, les Antilles françaises sont confrontées à des échouements massifs de sargasses, des algues brunes qui tapissent les plages, émettent des gaz toxiques en se décomposant, et provoquent des impacts sanitaires, économiques et environnementaux majeurs. L’année 2025 marque un tournant dans cette crise avec des échouements records observés dès le mois de mai, largement supérieurs à ceux des années précédentes selon plusieurs collectivités et institutions locales. Ce phénomène semble s’inscrire dans une dynamique aggravée par les dérèglements climatiques, l’évolution des courants marins et la hausse des températures océaniques.
Conditions environnementales favorables à la prolifération
- Réchauffement de l’océan Atlantique
Les données fournies par la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration) montrent que les températures de surface de la mer (SST) dans l’Atlantique tropical ont atteint des records durant le premier semestre 2025. À titre d'exemple, la SST moyenne dans la zone des Antilles a dépassé 28,5°C dès mars, soit +1,2°C par rapport à la moyenne 2011–2020. Ces eaux plus chaudes favorisent la photosynthèse et la croissance des radeaux de sargasses, en particulier dans la région de l’Atlantique tropical central.
- Courants et vents : des vecteurs de transport modifiés
Des travaux publiés par Wang et al. (2022) et l’University of South Florida montrent que le renforcement des vents d’est associés à l’augmentation de la chaleur océanique a modifié partiellement la trajectoire des courants de surface, élargissant la zone de prolifération des sargasses vers l’ouest de l’Atlantique. Ce phénomène a accru leur transport rapide vers les Petites Antilles, avec notamment des échouements conséquents dans le nord Caraïbes (article Météo-France) ou encore au large du Diamant.
À noter également, des épisodes de pannes d’alizés, voire de vents d’ouest (notamment fin mai), ont pu contribuer localement à des échouements inhabituels sur certaines côtes exposées.
- Enrichissements trophiques des eaux
La prolifération des sargasses est de plus alimentée par les apports massifs en nutriments (azote et phosphore) issus des grands fleuves tropicaux — Amazone, Orénoque et Congo — qui, en période de crue, enrichissent l’océan Atlantique équatorial. Le début d'année 2025 a été marqué par des précipitations exceptionnellement fortes au Brésil, particulièrement dans la région Nord, le Maranhão et le nord du Piauí, avec des cumuls dépassant localement 700 mm, bien au-dessus des moyennes historiques. Ces pluies intenses ont accentué les débits fluviaux et donc les flux de nutriments vers l’océan. Les observations satellites Sentinel-3 et MODIS confirment une charge trophique particulièrement élevée dans l’Atlantique équatorial en début d’année 2025. Ces éléments renforcent l’hypothèse d’un lien entre les dynamiques agricoles (déforestation, lessivage des sols) et l’intensification des blooms de Sargasses.
Des épisodes d’upwelling, c'est-à-dire des remontées d’eaux profondes, froides et riches en nutriments, ont été observés à partir de juin 2025 dans l’Atlantique équatorial, notamment au large des côtes africaines et brésiliennes. Ces apports ponctuels en nutriments auraient pu temporairement favoriser la croissance des sargasses. Toutefois, leur effet a été limité par la forte stratification thermique de l'océan liée aux températures exceptionnellement élevées en surface en début d'année. Cette stratification a freiné le brassage vertical des masses d'eau, empêchant ainsi les nutriments de remonter durablement vers la zone phonique ou les sargasses se développent.
Etat des lieux 2025 : densité exceptionnelle et saturation des moyens
Les images satellites (Copernicus/Sentinel-2) et les mesures in situ de Madininair, BRGM rapportent des échouements anormalement denses entre avril et juin 2025 en Martinique, en Guadeloupe et à Saint-Barthélemy. Le port de La Désirade a été bloqué plusieurs jours, le ramassage a atteint ses limites opérationnelles, et la saturation des sites de stockage a provoqué des émanations continues d’H2S. Plusieurs écoles ont dû fermer par prévention sanitaire. Le préfet de la Martinique parle d’un épisode “sans précédent”.
Les modélisations du CNRS/CNES montrent un pic de biomasse en juillet dans le centre Atlantique, suivi d’une décroissance progressive vers aout-septembre, confirmant une saison 2025 très active, mais cohérente avec les cycles antérieurs.
Perspective pour septembre 2025 : vers une accalmie progressive?
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une prévision stricte, les tendances climatiques, les images satellites et les modélisations actuelles permettent une estimation qualitative pour début septembre. Historiquement, aout-septembre marque une baisse de l’abondance en atlantique, en lien avec :
— Une dynamique de courants moins convergente,
— Des upwellings modifiant les gradients thermiques et les flux,
— Une fragmentation accrue par les cyclones et ondes tropicales.
Ainsi, des échouements localisés restent possibles en Guyane ou sur des portions exposées des petites Antilles, mais leur fréquence devrait diminuer. Le potentiel de nuisance reste conditionné aux perturbations météorologiques à venir.
Gouvernance et réponse institutionnelle
Dans son rapport de juin 2025, la Cour des comptes souligne les marges d’amélioration du cadre juridique encadrant la gestion des échouements de sargasses, en particulier sur la clarification des compétences et responsabilités en matière de collecte et de traitement. Elle note que, hors quelques exceptions comme Saint-Martin, les modalités de reconnaissance réglementaire des sargasses comme déchets restent hétérogènes. Le rapport insiste sur les enjeux de coordination entre les différents acteurs mobilisés (collectivités, GIP, ADEME, services de l’État), et sur la nécessité de renforcer les mécanismes de mutualisation et de partage d’information.
En Martinique, plusieurs initiatives citoyennes ont par ailleurs émergé pour interpeller les autorités sur l’impact environnemental des échouements chroniques.
Conclusion
L’année 2025 illustre la complexité croissante de la gestion des échouements de sargasses. La combinaison du réchauffement océanique, de l’évolution des courants, de l’enrichissement trophique et des vents inhabituels ont généré une situation exceptionnelle. Cette crise met en lumière la nécessité d’outils de prévision robustes, d’une gouvernance intégrée et d'une stratégie à l’échelle régionale pour faire face aux défis structurels qu’impose ce phénomène récurrent.
Références
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NOAA Coral Reef Watch(2025). Satellite SST analysis. https://coralreefwatch.noaa.gov
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Wang, M., et al (2022). Massive sargassum influx explained by anomalous Atlantic conditions. Science, 376(6592), 1155-1159.
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Cour des comptes (2025). Les collectivités territoriales des Antilles face à la pollution des sargasses. https://www.ccomptes.fr
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RCI.fm, France-Antilles, La1ère.fr, 2025. Divers articles d'actualité environnementale en Martinique et Guadeloupe.
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Jouanno, J., Morvan G., Berline, L., Benshila R., Aumont, O., Sheinbaum, J., Ménard, F. Skillful seasonal forecast of Sargassum proliferation in the Tropical Atlantic. Geophysical Research Letters, 50, e2023GL105545. https://doi.org/10.1029/2023GL105545